La descente du Yukon : dernière étape
de Carmacks, 450 habitants à Dawson city, 1250... 400 kilomètres en canots.
*5ème et dernier article sur le sujet.
*lire ici l’article précédent.
Parvenus à Carmacks, nous installons notre campement près du pont. Depuis Whitehorse, c’est le seul passage qui permet de relier les rives du fleuve, c’est dire si les communications sont rares entre l’est et l’ouest… C’est aussi la seule agglomération véritable avant notre destination : Dawson city.
Rappelons que la province canadienne du Yukon est un immense territoire presque aussi grand que l’Espagne pour moins de 34 000 habitants (moitié moins que la ville de Cannes). Et si la capitale provinciale, Whitehorse, rassemble les trois quarts de la population, la communauté de Carmacks (du nom d’un des premiers chercheurs d’or du Yukon) ne compte elle que 450 personnes pour… 221 logements recensés, et ce, malgré le fait qu’elle soit le siège administratif des autochtones de la région.
Nous sommes ainsi à deux pas du centre ville, un euphémisme sachant que Carmacks possède davantage d’ours que d’habitants. « Trois ours pour chacun des résidents de cette commune de 35 km/2 », nous affirmera le garde forestier. C’est lui d’ailleurs qui nous délivrera de nos douze volumineux bidons sur lesquels reposait la structure en bois de notre radeau. Il en fera, dit-il, bon usage. C’est lui aussi qui nous autorise à laisser partir à la dérive les rondins qui s’échoueront plus bas. Car, il faut s’y résoudre, nous n’avons plus aucune chance de tenir les délais si nous continuons notre périple sur le radeau. Nous découvrons au passage que si nous nous étions rendus à Dawson City avec le radeau, nous aurions pu le vendre aux locaux qui auraient récupéré le bois pour se chauffer. Le climat ne permet pas là-bas à la forêt de prospérer et les coupes sont très réglementées pour protéger la ressource. Nous démontons donc notre esquif.
Le tour de la ville est vite fait. Dans la bibliothèque qui fait office de Maison des jeunes, avec une petite salle des fêtes et de sports, de nombreux articles de presse sont punaisés ainsi que des avertissements sur les précautions à prendre en matière de santé et de sécurité (alcool, drogue, précautions à prendre sur le fleuve et avec les animaux sauvages…). On apprend ainsi que dans cette région, à priori isolée des tentations des grandes villes, la consommation d’alcool est importante et l’usage des drogues dures en augmentation, en particulier chez les adultes…
- dépanneur et station service, Carmacks -
Nous nous réapprovisionnons dans un « magasin général » de carte postale, sorte de dépanneur qui possède aussi sa station service. Nous y faisons le plein de pâtes, riz, légumes, fruits, jambon, thé, sucre… Autre « must » que nous savourons, la douche chaude, la première depuis notre départ de Whitehorse. Elle est chère, trop courte à notre gré, le débit, faible n’est pas négociable… de plus, elle a une odeur prononcée de souffre… mais nous apprécions quand même. Le tout complété par une visite à la laverie du coin… Brillants comme des sous neufs, nous nous accordons une bière et un plat de viande rouge dans une taverne. Le barman a les yeux dans « la graisse de beans » (autre façon en québécois de dire : les yeux dans le cirage…). Il intervient pour séparer deux amérindiennes qui se crêpent le chignon. « Elles sont coutumières du fait », affirme-il, sans s’inquiéter outre mesure.
- berges du Yukon, taillées naturellement au cordeau…
Les batteries de nos appareils photos numériques rechargées, nous repartons le lendemain matin dans nos deux canots pour effectuer le reste du parcours : environ 400 kilomètres. Nous avons fait les comptes, nous devrons faire des étapes de 70 km par jour pour que notre parisienne ne manque pas son avion de retour.
- un long fleuve, souvent tranquille…
Nous étions parmi les dernières expéditions à partir de Whitehorse. À Carmacks, nous sommes définitivement les derniers partants. La température de l’eau et de l’air descendent à vu d’œil. (Il ne fait guère plus de 10° dans la journée, le thermomètre descendra certaines nuits sous zéro, quant à l’eau, elle frisera les 4° à Dawson). La durée des jours diminue aussi, au fur et à mesure que nous nous dirigeons plus au Nord, en haut de notre carte qui pointe vers l’Arctique et la froidure… Une diminution accentuée par le fait que le relief des montagnes nous cache maintenant vers la fin de la journée le soleil .
La saison se termine, les bars et les loueurs de canots ferment, les saisonniers plient bagages, le niveau du fleuve baisse pour atteindre par certains endroits 20 cm, ce qui nous forcera plusieurs fois à pousser les canots qui touchent le fond. Nous n’en sommes pas là aujourd’hui. Nous abordons avec un zeste d’inquiétude et une montée d’adrénaline, les rapides des « Fives fingers ». Entraînés par le courant, nous les passons sans encombre mais fortement impressionnés par le site. Grandiose, il ne déçoit pas le visiteur avec ses remous et ses îlots rocheux qui montrent le ciel du… doigt.
Mais pas le temps de traîner. Il faut pagayer ferme pour effectuer les kilomètres prévus. Se laisser porter par le courant n’est pas suffisant et il n’est plus d’actualité de s’arrêter pour explorer, même si nous avions rêvé de le faire pour mieux sentir, voir, entendre. Nous devons ramer au moins sept heures par jour, ce qui n’est pas rien pour des quasi-néophytes. Avec le soleil et l’eau, nos mains ressemblent désormais à du cuir. Paradoxalement, si ce n’était le froid et l’accumulation de fatigue, cette partie de la descente du fleuve est moins stressante que la première. Sur le radeau, il fallait anticiper constamment les rencontres avec les obstacles, endurer ceux que nous ne pouvions éviter, galérer pour trouver un site pour la nuit, monter le camp …
- bienvenu à Fort Selkirk !
Le lendemain, 19 septembre, nous arrivons à Fort Selkirk à 18 h passé. Le seul arrêt d’importance que nous ferons. Nous y passons un jour complet et deux nuits, ce qui ne fait pas vraiment les affaires de ceux qui ont des impératifs de date et qui le font savoir… au guide qui ne fait pas preuve d’une grande compréhension. Nous visitons ce site aménagé pour la mémoire et surtout pour les touristes.
- Pygargues à tête blanche, souvent confondus avec les aigles royaux -
Quelques orignaux et aigles royaux nous assureront de l’existence de leur espèce. Les contacts avec les responsables d’un petit camping plus bas sur le fleuve sont plutôt décevants. Cette famille de locaux n’est pas bien dans son job : ennui, indifférence à la nature environnante et aux visiteurs.
- chalets à Fort Selkirk -
Le réaménagement de ce petit village est réussi et édifiant. Nous en profiterons pour faire une série de photos et de prises de vue destinées à la promotion de l’expédition auprès des sponsors de notre guide. Construit en 1848 en amont –et déplacé à son emplacement actuel vers 1852– pour abriter une communauté d’amérindiens… évangélisés, il fut abandonné en 1950. On peut toujours y voir en assez bon état, les deux églises (dont la plus récente possède une acoustique remarquable pour un édifice en bois), l’école avec ses bancs presque intacts, son poêle. Toutes les constructions sont en rondins ou en planches pour les cabanes les plus luxueuses, leurs toits parfois végétalisés. Pas de route d’accès hormis le fleuve. Bien sûr, il n’était pas question d’eau courante, ou d’électricité… ni d’agriculture, tant l’hiver est rude et long, mais seulement de survie, grâce à la pêche, la chasse, la cueillette, la vente des produits de la trappe à la fameuse Hudson’s Bay Compagnie.
A la tombée de la nuit, des cygnes en migration, dont les congénères ont cisaillé le ciel quotidiennement depuis notre départ, décident d’établir leur camp de nuit sur l’île jouxtant Fort Selkirk. Quelques centaines d’individus se relayeront pendant la nuit pour affirmer leur présence. Leurs « chants » se feront plus vibrants à l’approche de l’aube ; et les courageux volatiles prendront leur envol par vagues successives de plusieurs centaines d’individus dès l’aurore.
- cygnes en migration -
L’intermède est terminé. Nous reprenons la descente le 21 au matin, le nez dans le guidon ou plutôt les rames du galérien… Le paysage évolue. Les forêts d’épinettes et de bouleaux disparaissent, laissant place à une végétation plus clairsemée et rabougrie, des lichens, indubitables indices de la foret boréale, la taïga. Une pluie fine ne nous incite pas à faire des haltes mais plutôt à accélérer la cadence.
- matin brumeux…
Dernière difficulté avant d’arriver à destination, un affluent du grand fleuve qui nous pousse vers le rivage. Il faut mettre tout ce qui nous reste de forces pour nous dégager. La nuit tombe lorsque, enfin, nous atteignons Dawson city. La journée n’est pourtant pas finie. Il nous faut encore tirer les canots, les sécuriser, les décharger, les laver, avant de les rendre au loueur et trouver un lieu pour dormir.
La masse du matériel qui nous reste sur les bras pose problème. Le guide veut tout garder. Cela représente sans doute 200 kilogrammes et certains paquets sont particulièrement encombrants, comme la tente de prospecteur. Le voyage a été plus long et donc plus coûteux que prévu, côtés finances nous sommes à sec, d’autant que le prix du retour, annoncé par notre guide, autour de 20 dollars, se révèle être une mystification ; on nous propose 200 $ par personne pour un bus, 300 $ et des poussières… d’or pour l’avion (sans compter la surtaxe pour les bagages), ou alors de redescendre en stop avec le matériel sur les bras ! En attendant de résoudre ce problème, le temps presse, il faut trouver un lieu pour dormir.
- Camera Obscura -
Un peu en catastrophe, nous squattons la « Camera Obscura », une cabane d’environ deux mètres et demi sur deux mètres et demi (décrit par Aristote, puis par Leonard de Vinci, c’est l’ancêtre de la chambre noire de nos appareils photographiques), un peu à l’écart du centre ville. Nous nous entassons avec arme et bagages tant mal que bien pour une nuit courte et inconfortable. Notre néo-zélandaise qui ne satisfait pas des explications vaseuses et de l’indécision du guide, a eu la bonne idée de partir en ville à la recherche d’une solution. Elle trouve dans le journal du coin, une petite annonce. Une guide locale propose fort à propos son minibus au tarif de 100 dollars pour se rendre à Whitehorse. Pour cinq passagers elle accepte de le baisser à 80 $ chacun.
- Downtown Hotel, Dawson City, avec ses trottoirs en bois,la ville qui compta jusqu'à 30 000 habitants aux beaux jours de la ruéevers l’or fut la capitale de la province du Yukon jusqu'en 1952,elle n'en compte plus que 1250…
Dernier matin. Je me lève de bonne heure pour faire quelques photos des maisons pittoresques (les pieds dans le permafrost, certaines chancellent), vestiges de l’époque glorieuse de la ruée vers l’or. Pas de Calamity Jane dans les rues désertes en terre battue, je traîne ma déception de ne pas pouvoir rester plus longtemps à explorer la ville et la région et me fais la promesse de revenir.
Notre conductrice qui ne s’attendait pas à autant de bagages, n’apprécie pas vraiment. Nous finissons par partir et effectuons les cinq cents kilomètres, bercés par les récits de notre conductice-guide. Il ne fait aucun doute en tous cas qu’elle aime son métier et le fait avec cœur. Elle semble tout connaître, la faune, la flore, l’histoire, la politique. Nous ne rencontrerons sur la route que quelques véhicules. Décidément, c’est bien la fin de la saison…
Arrivés à Whitehorse, nous avons hâte de récupérer les affaires que nous avions laissé à la garde d’un Français. Marié à une Québécoise, il dirige une petite station de ski et semble très satisfait de son sort. Le moment des adieux approche. Il sera pour moi et de façon très inattendue, totalement insatisfaisant. Le guide pour qui j’ai fait un certain nombre d’achats ne veut pas me rembourser. D’autre part, je ne suis pas chaud pour lui confier l’intégralité des photos que j’ai prises avec mon appareil personnel ; de toute façon un photographe professionnel passe par son studio avant de donner le résultat à son commanditaire et c’est ce que j’aimerais faire. Le guide insiste et me menace physiquement. Les autres membres ne se sentent pas concernés et laissent faire, alors que j’ai la conviction que même à leurs yeux, le guide a laissé sa crédibilité s’émietter au fil du parcours. Je finis par céder, amer. Les adieux sont brefs et réduits à la portion congrue.
J’opte pour un retour vers Montréal en Greyound, en passant par Edmonton, Winnipeg, Thunderbay, Wawa (!), Sudbury, Ottawa. Quatre jours dans des bus, pas plus confortables qu’un avion charter… mais bons marchés. Le temps de me décider à regarder le verre à moitié vide ou le verre à moitié plein. Tout cela prendra… le temps qu’il faut. Le temps d’ailleurs est morose, il pleuvra sur les 5 500 km d’un interminable trajet.