Rencontre avec un homme remarquable… Jiddu Krisnamurti.
J'étais parti ce matin-là faire un long footing dans la campagne anglaise. L'air était chargé d'humidité. Dès le lever, j'avais effectué quelques asanas, attentif à leur bonne exécution. A midi, j'allais déjeuner avec ce personnage remarquable dont la lecture de plusieurs de ses livres avaient longtemps nourris mes réflexions et mes choix de vie. Dans son école de Brockwood Park, c’était devenue une habitude. Les invités mangeaient à sa table le jour de leur arrivée. Ce jour-là, j’en étais un.
- Krisnamurti, Brockwood Park, Hampshire, GB -
Que je m’en défende ou non, j’étais un peu tendu. Me parlerait-il en anglais ou en français ? Allais-je bredouiller ? Cette inquiétude m'empêchait de profiter du spectacle, de ces vertes collines, du chant des oiseaux, du bruit du cours d'eau que le sentier suivait.
La salle à manger réunissait élèves et professeurs. C'était un peu bruyant, l’ambiance était joyeuse. Au titre d'invité, je fus donc installé à sa table, juste en face de lui. Je me présentais. Il me salua, me dis quelques mots polis en français et se tourna vers ses autres hôtes, deux journalistes qui venaient de Londres. Ils étaient très volubiles. N’ayant pas été convié à participer à leur débat qui de toute façon me dépassait - je crus comprendre qu’il s’agissait de mathématique quantiques - je me contentais donc d’écouter et d’observer.
Ce petit bonhomme aux rares cheveux d’un blanc de neige, dégageait une énergie d'autant plus saisissante qu'il venait de dépasser les 80 ans. Il mangeait son repas végétarien avec appétit et discutait avec un appétit tout aussi confondant pour les choses de l'esprit. Autant il était sec, léger et dense à la fois, autant les journalistes anglais étaient ronds. Insatiables parleurs, je les imaginais grands buveurs de bière et de whisky. Je ne devais pas me tromper à en juger par leurs faces rubicondes. Je perdis vite le fils de leurs argumentaire. J'étais certes déçu de n’avoir pu me mêler à la discussion mais d'une certaine façon, soulagé de n'avoir pas à dévoiler mon insécurité intellectuelle et mon manque de certitude. A la fin du repas, les élèves s'éparpillèrent, le maître se leva, le regard vif et souriant. Il nous salua et s'éclipsa sans plus de façon.
Je n'avais reçu nul message personnel, bénéficié d'aucune de ces petites phrases pleines de sens qui sont sensées faire de vous une autre personne, qui vous font prendre à droite plutôt qu'à gauche, ni pu demander l'avis du maître sur un quelconque sujet d'importance.
Il ne s'était rien passé, enfin, rien qui eut pu ressembler à ce que j'avais imaginé. En ce début d'après midi, je retournais à ma chambre, troublé. Je fus incapable de me concentrer sur mes lectures, relisant plusieurs fois les mêmes pages, sans pouvoir me remémorer leur contenu ou de leur donner un sens.
Plus tard, j'effectuais une lente promenade. Au bout d'une bonne demi-heure, je retrouvais une paix relative, le bruit de l'eau me parvint à nouveau. Je m'arrêtais pour observer un lapereau qui traversait dans un champ, insouciant mais pourtant attentif à son environnement. Je m'étirais et soupirais. Cela avait été une remarquable rencontre.
Brockwood, 1976