Ojaï, Californie. Les mots ne sont pas les choses…

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Catégorie Geste et pensée...

Sur les traces du penseur indien Krisnamurti.


Nous nous sommes rencontrés par hasard, dans un de ces établissements dont les Californiens ont le secret. On y mange des bagels tartinés au fromage Philadelphia, des soupes végétariennes, des « casseroles ». On y boit des tisanes, composées ou pas. Celui-ci était lumineux, tourné vers la forêt. Le jour était bien avancé. Il faisait beau et sec. Il y avait des nichoirs dans les arbres. Des oiseaux voletaient. Leurs chants bruyants ne dérangeaient personne. Les tables en bois clair, étaient surtout occupées par un public jeune. Il devait y avoir un collège pas loin. 

Il était seul. Je lui demandais la permission de m’asseoir car, apparemment, il n’y avait plus d’autre place disponible. Mon accent lui laissa penser que j’étais étranger. Nous en vînmes à la raison de ma présence dans cette petite communauté au nord ouest de Los Angeles qui cultive le charme discret et paisible des villes de style colonial. Le lieu est aussi connu par la présence d’un de ces résidents, Jiddu Krisnamurti. Le philosophe indien y a créé une fondation qui dispense son enseignement. C’est cette dernière que j’étais venu visiter. 

Après quelques échanges polis, nous en arrivâmes à évoquer un des points, pour moi fondamental, mis en avant par le philosophe. « Le mot n’est pas la chose. » Il y a toujours une distance entre le mot et la chose. Parfois même, elle est immense. Le mot n’est pas la garantie que c’est bien de cela dont on parle. Il a ses limites, celles que nous lui donnons. Il peut être aussi une indication, une piste… à nous de la suivre ou pas. Le mot n’est pas la chose même si, parfois, il lui ressemble. Il ne suffit pas de le prononcer, de le clamer haut et fort ou de l’écrire, pour qu’il existe vraiment, pour qu’il prenne tout son sens, le bon… 

Nous avons le plus souvent l'illusion que les mots sont les choses. Cela nous rassure lorsqu'on parlons de grands sentiments… d'amitié, d'amour, de grands principes aussi… égalité, fraternité, liberté… Cela renforce aussi nos convictions lorsque nous nous referons au libéralisme, au socialisme, à l'existence de Dieu ou à son absence. A y regarder d'un peu plus près, nous voyons bien pourtant que chacun de nous a sa propre définition, son propre dictionnaire, que chacun dessine implicitement ses propres limites. On comprend mieux que des gens se rassemblent croyant se ressembler alors qu'ils accordent aux mots essentiels des valeurs bien différentes... et qu’ils sont à mille lieues de s’accorder. Ainsi vont les couples, les disciples, les fidèles.

Krisnamurti nous encourage à ne pas écouter les gurus, les chefs de parti, de clan, de gang, de secte… Il nous invite à être notre propre maître... et pour cela à couper les cordons ombilicaux  qui nous rendent physiquement dépendants, comme ceux qui asservissent nos âmes. 

 « On utilise les mêmes mots mais on ne parle pas des mêmes choses » disait mon père. Cet autodidacte et libre penseur s’était amusé à écrire tout un répertoire de mots qu’il jugeait importants et à leur donner une définition volontairement subjective. Un façon implicite de suggérer que chacun pouvait avoir la sienne, bien différente selon son vécu, selon son niveau de conscience.

J’avais du mal à comprendre pourquoi il m’avait fallu autant de temps pour appréhender ce concept et le faire mien. Il me semblait maintenant tellement évident, tellement simple. C’est cette simplicité-là que j’étais venu chercher dans le havre paisible d’Ojaï, sous la bienveillance d’un humaniste venu de l’autre bout du monde…

Dehors, les oiseaux avaient fait silence et le soleil allait bientôt se cacher derrière les collines.

Ojaï, 1972