Au citadin...
- poème -
Tu n'as pas vu mûrir les grappes de raisin
Pas plus que tu ne vis fleurir les perce-neige
Tu n'as pas dépasser les rangs de magasins
Entre lesquels, pressés, défilent les cortèges
Dans la clarté de l'aube ou la fraîcheur du soir
Tu n'as pas respiré l'odeur des foins humides
Tu n'as pas vu le ciel comme sublime espoir
Ouvrir à ton esprit ses espaces lucides
Tu n'as pas eu ce ciel comme immense plafond
Lourd d'un sombre nuage ou d'étoiles sans nombre
Entourant ton travail d'un silence profond
Creusé par un oiseau qui gazouille dans l'ombre
Tu n'as pas entendu le frémissant appel
Des buisson reverdis et des sources limpides
Dans les coteaux gardant leur visage éternel
Tu n'as pas vu s'enfuir le lapereau rapide
Devant le square étroit et son maigre gazon
Tu rêves d'allonger ton corps crispé dans l'herbe
Et de quitter ces murs qui forment ta prison
Pour retrouver enfin la nature superbe
Tu n'as pas de saisons et tu n'as pas de nuits
Tu vis confusément parmi les mécaniques,
Cerné de règlements et torturé de bruits
Dans la morne splendeur des lueurs électriques
Tous te sont étrangers, tu ne sais pas leur le nom
Des passants inconnus qui soufflent leur haleine
Dans l'air dont pauvrement tu remplis tes poumons,
Ils sont tout prés de toi mais bien loin de ta peine
Tu ne sauras jamais comme on peut être roi
- tandis que ces destins frôlent ta solitude -
Avec son chien, son sol, sa maison à soi,
Comme il faut peu de gens pour vaincre l'inquiétude !
Tu dois tout acheter : la viande, l'eau, le bois ;
Les fruits, même les fleurs portent une étiquette !
Et tout vient à manquer et l'on est aux abois
Si l'on n'est pas de ceux qui forment la recette
Parfois, sur les forums, sur les terrains de sport
Un souffle monstrueux qui est l'âme des foules
Te mêle à ses remous, ses grandioses transports
Comme la goutte d'eau du fleuve et de la houle
Tu es le grain perdu parmi les autres grains
Tes regards sont criblés de milliers de grimaces
Tu n'as plus rien de pur : ni chansons ni chagrins
Ton pas sur le trottoir ne laisse aucune trace
Il te faut réfugier dans l'obscur cinéma
Pour mirer ton destin à de mouvants mirages
Pour montrer à ton cœur le monde qu'il aima
Tu te fais enivrer d'histoires et d'images
Le journal du matin te fera tout savoir,
Tu seras chaque soir lourd de paroles vaines,
Fatigué de comprendre et lassé de devoir
N'ayant plus de chaleur ni d'ardeur dans tes veines
Hélas, si tu voyais vendanger les raisins,
Si tu voyais l'été couvrir le champ fertile
D'un drap doré de blés ou brun de sarrasins
Tu songerais encore aux décors de la ville !
le 31 août 1950
(le paragraphe 3 a été biffé par l'auteur lors d'une relecture, ainsi que le 10ème)