Quelques propos sur l’esprit français...

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« L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on a ». Ce n'est pas à la Rochefoucauld qu'il faut attribuer cette judicieuse maxime, c'est à Jean-Baptiste Gresset, poète du XVIIIe siècle, auteur, notamment de la comédie « Le Méchant ».

L'esprit, cela signifie tout d'abord : substance incorporelle, souffle, aspiration...
L'esprit meut la masse, c'est bien connu et rien de ce qui compte ici-bas ne se fait sans  lui. Mais si l'on s'en réfère au Littré, on trouve aussi cette définition qui se rapporte beaucoup mieux à ce dont nous voulons parler « vivacité d'esprit qui fait trouver des saillies piquantes, des mots spirituels, des  aperçus ingénieux ».

On compare et on oppose quelquefois  l'humour à l’esprit tel que nous le concevons.
C'est un exercice qui m'a toujours paru un peu vain, et je ne crois pas que l'on doive s'attacher à distinguer nettement ce qui sépare les expressions de tendances caractéristiques dont la cause se trouve assurément, dans les différences d'éducation et de tempérament. Chaque peuple, chaque société, et même chaque famille, plaisante à sa façon, et l'on n'amusera pas les anglais, les allemands, les brésiliens, les japonais et moins encore les papous, avec les mêmes plaisanteries. 

Comment douter qu'il y ait un esprit typiquement français, qui fait un large appel à l'ironie ?
Lorsque les combattants de 14-18  s'exclamaient « on les aura ! », c'était pour ajouter aussitôt entre leurs dents : « les pieds gelés ». Je trouve cela profondément significatif de cette façon de traiter le malheur, de se mettre en boîte soi-même, et de tirer une sorte de morale pittoresque à partir d'une situation dramatique.

Et c'est, me semble-t-il. le propre de l'esprit français que d'être à la fois piquant, plaisant et moraliste. Cette vivacité d'esprit, cette faculté d’inventer des mots spirituels et de trouver des aperçus ingénieux, on la retrouve tout au long de notre histoire, depuis nos fameux ancêtres les Gaulois, jusqu'à nos comiques actuels, nos Raymond Devos, Fernand Raynaud, Guy Bedos, etc...
Quant à Sacha Guitry, Alphonse Allais,  Christan Bernard, et autres princes de ce genre, que de mots, tout à la fois imprévus et profonds, ne leur devons-nous pas ? ll faudrait des pages et des pages pour les citer tous, sans oublier MM. Rivarol, Chamfort, Fontenelle, qui n'avaient pas leur pareil pour nous donner ce plaisir subtil qui nous vient de certaines facéties verbales. 

J'ignore le nom de cette dame de la Cour à qui Napoléon, voulant faire offense, demandait sur un ton impérial : « Aimez-vous toujours les hommes, duchesse ? Elle répondit simplement : « Oui, Sire, quand ils sont polis. » Dans le but d'offenser Alexandre Dumas, quelqu'un lui dit dans un salon : « Votre grand-père était nègre je crois ? »… « Oui, dit-il, et mes ancêtres étaient singes :  ma race a commencé où la vôtre finit ! » A quelqu'un qui lui demandait 10 F. pour l'enterrement d'un huissier, il en donna 20 en disant : « Tenez, vous pourrez en enterrer deux. »

Une définition plaisante (et sceptique) du touriste : c'est quelqu'un qui  pour vous voir et que voit venir. » Ces derniers traits illustrent je crois, le procédé qui consiste d'un même mot et lui donner un sens différent de celui que l'on attend par le recours à son usage argotique. Autre exemple, celui de Raymond Devos, quand il dit, parlant de sa femme : « Au début, elle osait à peine me regarder, maintenant, elle ne peut plus me voir ! »

Parmi tous tes mots de Sacha Guitry, voici l'un d'eux : à quelqu'un qui lui demandait s’il était superstitieux, il répondit « Oh, non, je ne le suis pas, ça porte malheur. » Et plus tard, quand on lui demandait : Comment vous portez-vous? il répondait : « on me porte. » 

Et Tristan Bernard, direz-vous? Ah, celui-la, quel maître, quelle mine inépuisable parmi laquelle j’ hésite à choisir. Voulez-vous ce quatrain ?   L'amazone passait. Sur le bord de la route  Un centaure y pensait, des plus visiblement  Mais l'amazone triste et qu'assiège un doute  Est-ce à moi qu'il en veut, ou bien à ma jument ?  Et celui-ci:  Une Américaine était incertaine  Quant à la façon de cuire un homard  Si nous remettions la chose à plus tard  'Disait le homard à l'Américaine.

Dans ses définitions de mots croisés, Tristan Bernard était inégalable : « Vide les baignoires et remplit les lavabos ». Chacun sait maintenant qu'il s'agissait de l’entracte. Pour le mot « caporal » Tristan avait trouvé « immédiatement au-dessus des hommes »… « Muet de naissance », c'était le  cinéma. Et, « moins cher quant il est droit », c'était le piano. Et enfin, Tristan se confessait ainsi :  « Pascal combattait ses maux de tête avec des problèmes de géométrie, moi je combattais les problèmes de géométrie en feignant d'avoir des maux de tête. »

C'est ce même Pascal qui distinguait précisément, l'esprit de finesse et l'esprit de géométrie, soulignant avec son incomparable maîtrise combien l'intelligence humaine pouvait être diverse, soit qu'elle s’applique aux mathématiques, aux sciences exactes, ou bien aux subtilités infinies et  mouvantes de la vie - ajoutant que dans ce cas, le cœur avait toujours son mot à dire.

Il faudrait aussi citer les mots de la fin, les épigrammes comme celui de Voltaire à propos de l’élection de Mgr Dupanloup : L’Académie, assurément Choisit un prince de l’Église Pour l’absoudre de sa sottise Qu’elle venait de faire en le nommant.

L’esprit français, c’est évidemment le nôtre, celui qui court les rues, et se propage à travers le pays. Il est bien rare qu’un seule journée s’écoule sans une boutade, un jeu de mots, une plaisanterie plus ou moins bien tournée, à propos de tout et de rien. Il n’y a rien de tel pour combattre cette morosité qui vient de nos soucis, de nos problèmes, d’une anxiété à laquelle nous dispose la vie moderne, et que sur la Côte d’Azur, Cannes et le Palm Beach nous aident à dissiper.

Article publié dans la revue du Palm Beach de Cannes - 1968