Marseille : le désamour de Philippe Carrese...
pour sa ville.
Dans un texte décapant écrit en 2006 et publié en 2010, on ne peut pas dire que Philippe... caresse Marseille dans le sens des poils. Et pourtant il l’aime mais qui aime bien châtie bien. Qu’y a-t-il de changer, en disons moins, pour ce Marseillais né en 1956 et auteur de polards et surtout un des scénaristes de la série télévisée à succès : « Plus Belle la vie » dont l’action se passe essentiellement dans la capitale économique de la Région Provence Alpes Côte d’Azur... ?
La question se pose alors que les morts violentes se multiplient et que Marseille a décroché de haute lutte le privilège d’être pour une année, la Capitale européenne de la Culture. Hier, sur France Info (ou Inter), un journaliste mettait en exergue le fait que les touristes étaient peu ou pas au courant des problèmes de violence dans la cité phocéenne. Une sorte de sondage qui implicitement laisse entendre que les médias en font un peu trop et que Marseille est le Marseille de toujours, chaleureux, propre, bon enfant et qu’au fond tous ces meurtres, c’est un peu comme la sardine qui bouche l’entrée du port... une légende urbaine.
Interrogé après que son pamphlet (petit chef-d’œuvre du genre) soit réapparu sur Internet, Philippe Carrese avouait qu’il n’aurait pas grand-chose à amender. Il en profitait pour confier au journaliste Fred Guilledoux de la Provence : Cet engouement autour de ce texte montre qu'il y a une prise de conscience. Les Marseillais sont prêts à entendre des questions. Est-ce que ça suffira à ouvrir le débat ? Je l'espère. Les mois passent, les années et nous ne voyons aucun signe objectif d’un changement allant dans le sens que nous souhaiterions. La société change, à Marseille plus vite qu’ailleurs peut-être ; en espérant que si Paris n’est pas la France, Marseille ne l’est pas non plus !
Le texte de Philippe Carrese dans son intégralité :
J'ai plus envie... J'ai plus envie de me prendre le quart-monde dans la gueule chaque fois que je mets un pied sur la Canebière.
Je m'apprêtais à écrire une chronique rafraîchissante pour un magazine d'été riant, bien décidé à taire mes énervements habituels. J'avais pris de bonnes résolutions, rangé ma parano dans ma poche et mes colères avec mes tenues d'hiver, au fond d'un placard. Je m'apprêtais même à faire de l'humour. Quelquefois, j'y arrive. Mais voilà… Une randonnée pédestre éprouvante entre les Cinq Avenues et le cours d'Estienne d'Orves a sapé mon moral et éradiqué mes résolutions optimistes.
J'ai plus envie de relativiser. J'ai plus envie de faire de l'humour. Et j'ai plus envie de subir ce cauchemar quotidien…
J'ai plus envie de supporter toute la misère du monde à chaque coin de rue.
J'ai plus envie de slalomer sans cesse entre des culs-de-jatte mendiants, des épaves avinées et des cartons d'emballages de fast-foods abandonnés sur le bitume chaotique du premier arrondissement.
J'ai plus envie de cette odeur de pourriture qui me saute à la gorge, de cette odeur d'urine à tous les angles de travioles, de cette odeur de merdes de chiens écrasées sur tous les trottoirs, de ces relents de transpiration et de crasse sur les banquettes arrière du 41.
J'ai plus envie de perdre des heures en bagnole dans un centre-ville laid, dévasté par manque total de prise de conscience individuelle et d'organisation collective.
J'ai plus envie de voir ma difficile survie professionnelle lézardée par des bureaucrates en R.T.T, assenant au petit peuple que la voiture est un luxe inutile, eux qui n'ont sans doute plus pris un métro depuis des lustres.
J'ai plus envie de me retrouver sur le parvis de la gare Saint Charles à onze heures du soir avec mes jambes et ma mauvaise humeur comme alternative à l'absence totale de transports en commun et à la présence suspecte de rares transports individuels qui frisent l'escroquerie.
J'ai plus envie.
J'ai plus envie de baisser les yeux devant l'indolence arrogante de jeunes connards.
J'ai plus envie de jouer les voitures-balais pour de malheureux touristes étrangers bouleversés, fraîchement dévalisés par des crétins sans loi ni repère.
J'ai plus envie de me retrouver à chercher des mots d'apaisement et à soliloquer des propos hypocrites sur la fraternité et la tolérance lorsque mes enfants se font racketter en bas de ma ruelle.
J'ai plus envie de me laisser railler par ces troupeaux d'abrutis incultes, vociférants et bruyants au milieu des trottoirs qui n'ont qu'une douzaine de mots à leur vocabulaire, dont le mot "respect" qu'ils utilisent comme une rengaine sans en connaître le sens.
J'ai plus envie de contempler mon environnement urbain saccagé par des tags bâclés et des graffitis bourrés de fautes d'orthographe. L'illettrisme est un vrai fléau, il plombe même l'ardeur des vandales.
Et aussi... J'ai plus envie de voir les dernières bastides mises à bas, les derniers jardins effacés d'un trait négligent sur des plans d'architectes en mal de terrains à lotir. J'ai plus envie de cette ville qui saccage son passé historique sous les assauts des promoteurs (le comblement de l'îlot Malaval est une honte).
- Marseille brûle-t-elle ? -
J'ai plus envie de cette ville qui perd sa mémoire au profit du béton.
Et encore… J'ai plus envie d'écouter poliment les commentaires avisés des journalistes parisiens en mal de clichés, plus envie d'entendre leurs discours lénifiants sur la formidable mixité marseillaise. Elle est où, la mixité ? De la rue Thiers au boulevard des Dames, la décrépitude est monochrome.
J'ai plus envie de traverser le quartier Saint Lazare et de me croire à Kaboul.
J'ai plus envie non plus de me fader encore et toujours les exposés béats de mes concitoyens fortunés, tous persuadés que le milieu de la cité phocéenne se situe entre la rue Jean Mermoz et le boulevard Lord Duveen. Désolé les gars, le centre ville, à Marseille, c'est au milieu du cloaque, pas à Saint Giniez. Tous les naufrages économiques de l'histoire récente de ma ville tournent autour de cette erreur fondamentale d'appréciation de la haute bourgeoisie locale.
J'ai plus envie de ce manque d'imagination institutionnalisé, plus envie de palabrer sans fin avec des parents dont la seule idée d'avenir pour leur progéniture se résume à: "Un boulot à la mairie ou au Département".
J'ai plus envie d'entendre les mots "Tranquille", "On s'arrange", "Hé, c'est bon, allez, ha…" prononcés paresseusement par des piliers de bistrots.
J'ai plus envie de ce manque de rigueur élevé en principe de vie.
J'ai plus envie de l'incivisme, plus envie de la médiocrité comme religion, plus envie du manque d'ambition comme profession de foi.
J'ai plus envie des discours placebo autour de l'équipe locale de foot en lieu et place d'une vraie réflexion sur la culture populaire. J'ai plus envie non plus de me tordre à payer des impôts démesurés et de subir l'insalubrité à longueur de vie.
J'ai plus envie de m'excuser d'être Marseillais devant chaque nouveau venu croisé, décontenancé par sa découverte de ma ville… Ma ville! Et pourtant, Marseille… Pourquoi j'ai plus droit à ma ville ? Merde !
Philippe Carrese