Le destin et la destinée…
Editorial signé Fernand Dartigues, publié dans le magazine papier Paris Côte d'Azur, avril 1982.
En somme, nous suivons la destinée que le destin nous fait. Mais qu'est-ce que le destin ? Eh bien, c’est : « L’enchaînement nécessaire des événements et de leurs causes. » Voilà ce que dit le dictionnaire, en peu de mots ; car le dictionnaire a pour mission de définir, c'est ce qu'il fait. N'attendez pas de lui autre chose qu'une sorte d'étiquette pour tout le monde… mais allez-vous vous contenter de cela ? Il me semble pour ma part que c'est impossible, le mot mérite qu'on s'y attarde.
Ce même dictionnaire nous dit, à propos de la destinée que c'est « La suite d'événements qui jalonnent la vie d'un homme, d'un pays... ». En sommes-nous beaucoup plus avancés ? Si le destin est bien un enchaînement nécessaire des événements et de leurs causes, cela veut-il dire que dans cet enchaînement et cette nécessité nous ne sommes pour rien ? Suivre son destin ou sa destinée serait-ce s'abandonner de telle façon que la lutte, l’effort, les actions déterminées, la volonté d'aboutir, en deviennent entièrement vaines ? Si destin et fatalité sont synonymes, si l’on peut croire que tous les événements obéissent à des causes surnaturelles et qu'ils sont irrévocablement fixés à 1'avance, à quoi bon entreprendre et se débattre pour vaincre, à quoi bon prendre tant de peine pour réussir, n'est-il pas vrai ?
On ne saurait, en effet, penser au destin sans se demander quelle est la part de nos erreurs et de nos mérites dans nos échecs et nos réussites. Sommes-nous devenus ce que nous sommes devenus, par la conséquence de nos qualités et de nos défauts, de nos actions et de nos pensées ? Ou bien, était-il nécessaire que nous en arrivions là où nous en sommes arrivés ? Tout ce qui advient est-il en fonction d'un ordre établi ? Autrement dit, serions-nous tous programmés ? La question est-elle intéressante, ou parfaitement inutile. Je me le suis souvent demandé. Car, d'une part - comme nous tous je crois - je suis enclin à m'attribuer certains mérites, ainsi qu'à me faire des reproches, selon que ça va ou ça ne va pas pour moi. De l’autre, j’ai souvent l’impression que l’on a beau dire et beau faire, les choses sont ce qu’elles sont et font leur chemin, quels que soient nos problèmes, quelles que soient nos sottises et quelles que soient nos aspirations. II est bien évident que tout notre influence sur le cours des événements est bien faible, sinon insignifiante.
Certains hommes pourtant semblent exercer sur ceux-ci une action prépondérante. On songe à César, à Napoléon, à de Gaulle et l’on se dit que les destinées des peuples et de l’humanité se trouvèrent changées à diverses reprises par la carrière de ces êtres d'envergure. Mais ne furent-ils pas eux-mêmes les hommes du destin, les facteurs de la destinée ? Qui peut trancher sur ce point ? Napoléon, par exemple, qui commence de façon si difficile et qui va de péripéties en péripéties, jusqu'aux plus hauts sommets, qui bouleverse une partie du monde, resplendit comme un astre - avant de finir de la façon que l’on sait - dans quelle mesure peut-on parler de son génie, ou de sa chance ? Est-ce seulement son génie qui lui a valu tant de succès, puis qui l'a abandonné? ou bien faisait-il simplement partie de « l'enchaînement nécessaire » ? Ma foi, je me garde de répondre à ce genre de question ! Comme toujours, je crois, il faut faire la part des choses ; c'est-à-dire, en l’occurrence, celle du génie et des circonstances.
Le propre des grands hommes d'action, c'est qu'ils sont mêlés plus que d'autres aux événements, soit qu'ils les subissent, soit qu'ils les suscitent ; leur histoire se trouve étroitement liée à l’Histoire, leurs succès et leurs échecs entraînent ceux de beaucoup d'autres. Et c'est ainsi que le destin de Napoléon, ou de Reagan, peut déterminer celui de millions d'hommes. En somme, cela ne change pas grand chose au fond du problème, s'il s'agit de savoir comment et pourquoi s'exerce le destin.
En définitive, tout être vivant accomplit son destin et suit sa destinée, à partir de la naissance, et compte tenu des facultés qui sont les siennes ; lesquelles facultés font au premier chef, puisqu’il est évident qu’il agira et pensera selon sa nature et que son sort dépendra de ce qu'il pourra faire, de ce qu'il pourra être, en fonction de ses moyens. Un de mes amis résume assez bien ce qui vient d'être dit par une formule succincte : « Je fais ce que je peux, le destin fait le reste ! »