La pierre de la mémoire :

passage d'un rivage à l'autre...

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Jocelyne Mas, continue inlassablement à dérouler le fil de ses souvenirs. Regrets éternels d'un petit paradis où tout n'était pas noir ou blanc, où les hommes de bonne volonté n'appartenaient pas à une quelconque élite, une caste ou à une seule race.




- Alger La Blanche - photo Damien Boiley -


Sur mon bureau est posée une grosse pierre verte. Elle a une forme étrange. Elle est translucide et brillante d’un côté, et de l’autre : douce et laiteuse. Je vais vous conter son histoire :


Nous habitions Alger. Un jour, mon père revint d’un voyage dans le Sud. Il rapporta cette belle pierre et la mit sur son bureau. Curieux, nous voulions, mon frère et moi, savoir d’où elle provenait. Mon père, si bavard d’ordinaire, nous dit qu’il nous dirait plus tard, quand nous serions grands, comment il était venu à posséder cette pierre. Nos questions restèrent sans réponse. Ma mère, elle-même, n’eut pas d’explications. Le temps passa et nous nous désintéressâmes de cette pierre.


Quelques années plus tard, poussés par l’exil, quittant notre pays, débarquant à Marseille, désemparés et malheureux, nous partîmes sur les routes de France ; mon père cherchant du travail. Nous n’avions emporté, comme la plupart des Pieds-Noirs, que peu de choses. Chacun avait fait sa valise, emportant ce à quoi il tenait le plus. Mon père, bien que cette pierre fût lourde, la mit dans son bagage. Il ne s’en séparait jamais. Nos économies diminuaient à vue d’œil, mon père n’avait toujours pas trouvé de travail. Après avoir erré, toute une année, sur les chemins de cette France que nous découvrions, nos économies épuisées, un emploi se présenta enfin.


Quarante cinq ans plus tard, je suis maintenant en possession de cette étrange pierre. Mon père, avant de partir vers le Paradis des Braves, me l’a donnée en me contant enfin son histoire.


La voici : C’était en 1955, André se rend prés de Ghardaïa, dans le Sud Saharien ; dans un petit village ou douar où il doit livrer du matériel. Son vieux camion bringuebalant roule sur la piste cahoteuse et soulève des nuages de poussière dorée. Casquette et lunettes noires il sifflote ; soudain, un adolescent surgit comme par miracle au milieu de la piste, fait de grands gestes pour attirer l’attention du conducteur. Celui-ci s’arrête dans un grincement et crissement de pneus qui surchauffent et sentent le caoutchouc brûlé. André, furieux, saute à terre :

« - Tu es fou, j’aurais pu t’écraser ! qu’est-ce que tu as à gesticuler comme ça ?

- M’sieur, Fissa ! Fissa ! Vite ! Vite ! ma mère, elle meurt !

- Monte et explique-moi. » lui dit André.

L’enfant, il doit avoir onze ou douze ans, lui dit qu’il a marché, couru pendant deux bonnes heures ; il habite un douar prés de l’oued à plusieurs kilomètres d’ici. Son père est resté prés de sa mère qui perd son sang, l’enfant qu’elle attend ne veut pas sortir. André fait demi-tour et fonce à travers le désert suivant les indications du petit berbère. Enfin, ils arrivent. Quelques masures en pisé, un ou deux acacias épineux dispensent très peu d’ombre. Autour du puits, des chameaux sont entravés et des gosses jouent. Ils se lèvent en entendant le camion et courent de tous côtés en poussant de grands cris. Mohammed leur crie de dégager le passage. André stoppe son camion devant une cahutte. Un homme en sort en s’épongeant le front et lui explique que le bébé ne veut pas sortir et que sa femme est épuisée. Il se lamente et prie Allah.


André pénètre dans l’unique pièce, sombre et enfumée. Il cligne des yeux, après l’éblouissante clarté de l’extérieur. Ses yeux s’habituant à la pénombre, il découvre sur une paillasse une femme encore jeune. Son visage est ruisselant de sueur et de larmes, ses yeux sont fermés et elle a l’air de souffrir énormément. André ressort et demande à Mohammed de lui faire chauffer de l’eau, d’apporter un linge propre, du savon. Il écarte les voisines qui étouffent cette pauvre femme. Il donne des ordres brefs d’un ton sec et sans réplique.

Au bout d’une heure, un cri s’échappe. Le père, Mouloud, se précipite à l’intérieur. André lui tend un petit paquet hurlant et lui dit :

« - Tiens ! c’est ton fils ! Allez ! laisse-nous maintenant ! »

Mouloud ressort, se jette à genoux, remercie Allah, se frappe le front sur le sol : « Merci Allah ! ».


André, pendant ce temps s’occupe de la pauvre mère qui, exsangue, n’en peut plus. Après lui avoir prodigué ses soins, il ressort à la lumière torride de cet après-midi de printemps où, tout heureux, il vient d’aider un enfant à naître. Il s’éponge le front, boit à même la cuvette d’eau que lui présente Mohammed qui n’a pas dit un mot depuis leur arrivée, mais qui le regarde comme le messie. Il lui donne quelques consignes d’hygiène à respecter et lui dit qu’il reviendra dans deux jours. En repartant pour Alger, il fera un détour pour venir les voir.


Deux jours plus tard, après avoir livré son matériel à la base militaire, André reprend le chemin du douar. Il a acheté du linge pour la mère et l’enfant. A son arrivée, les villageois sont tous réunis et l’accueillent avec des yous-yous et des cris de joie. Mouloud sort de la foule, s’approche et solennellement, prend la main d’André, la pose sur son cœur et lui dit que désormais, quoiqu’il arrive, tout son être lui appartient parce qu’il a sauvé sa femme et son fils. Il peut lui demander de donner sa vie pour lui, il le fera. André est ému et d’une grosse voix, un peu enrouée par l’émotion, lui dit qu’il n’en est pas question, il ne veut pas de sa vie, il veut que Mouloud vive pour sa famille. A l’intérieur, la terre battue a été balayé. La mère et l’enfant sont endormis sur une natte recouverte de tissu bariolé. Un vagissement et l’enfant se réveille. C’est un beau bébé, des cheveux noirs et bouclés, un teint clair comme sa mère. Mouloud lui dit qu’il s’appelle Ali-André Ben Saddour. Ce petit bédouin est le premier de la tribu à porter un prénom chrétien et André sent les larmes lui monter aux yeux. Son cœur est joyeux et fier comme si cet enfant était vraiment le sien. Merci mon Dieu ! merci Allah !


Sous la tente, au milieu du village, un couscous et un méchoui les attendent : c’est la fête et chacun s’active. André, accroupi sur le tapis, prend avec ses doigts de la graine de couscous qu’il façonne en petite boulette et qu’il trempe dans un plat en terre cuite contenant de la sauce, des légumes. Des hommes coupent des lambeaux de viande grillée et servent André en premier : c’est l’invité. Ce n’est pas très pratique, il en met partout, mais il ne veut pas décevoir ses hôtes et s’efforce de faire comme eux.

Au moment du départ, Mouloud envoie son fils aîné Mohammed chercher un paquet emballé dans un tissu, qu’il tend à André :

- Saïd, je suis très pauvre, je n’ai rien d’autre à t’offrir. C’est ce que j’ai de plus beau, c’est pour toi, c’est un talisman, une pierre magique que j’ai trouvée dans les entrailles de la terre quand je creusais le puits, sous le sable du désert. Tu dois la garder toujours avec toi, ne jamais la vendre, quand tu sentiras que tes forces diminuent et que tu partiras bientôt au pays d’Allah, alors tu pourras la donner à la personne que tu aimes le plus au monde. Cette personne ne devra jamais s’en séparer et la donnera à ses enfants. André, impressionné par tant de solennité, déroule le tissu et découvre une pierre verte assez grosse, merveilleuse. Un vert translucide et brillant et en même temps opaque et laiteux. Cette pierre est étrange, elle est douce au toucher et on ne peut se lasser de la caresser. Ses ondes bénéfiques pénètrent la paume de la main qui devient toute chaude et se dispersent dans tout le corps.


André remercie Mouloud, lui dit qu’il n’a jamais rien vu d’aussi beau et qu’il n’a rien à craindre, il ne s’en séparera jamais. Ali-André venait souvent à la maison, mon père nous avait dit qu’il était le fils de son ami du désert. Il devint notre copain et lorsque que mon père lui proposa de le prendre comme apprenti à la boulangerie, il fut ravi. Il s’installa chez ma grand-mère qui était plus grandement logée que nous. Mon père lui apprit le métier de boulanger et lui laissa son magasin, quand, en 1962, il partit pour la France. Si vous allez à Alger, rue Sadi-Carnot vous trouverez une boulangerie qui porte encore le nom de « La Normande », on y vend des ropstabouns ( galettes de pain) et des brioches parisiennes. Car Ali-André est le seul boulanger à faire de pâtisserie comme en Normandie, ses dartois aux pommes sont délicieux !


Et quelques années plus tard, poussés par le vent de l’Histoire, lorsque qu’André et sa famille quittent leur pays, sur le chemin de l’exil, cette pierre verte fut parmi les premières choses qu’André emporta, dans une seule valise. Quand on laisse tout, quand on a tout perdu, son pays, sa ville, son magasin, sa maison, avec meubles, vêtements, livres, bibelots ; quand on perd ses amis, ses voisins, son école, son travail, tout ce qui fait sa vie, pourquoi emporter une pierre me direz-vous ?


Mais cette pierre est un talisman ; mon père me l’a donnée et elle est là sur mon bureau, sa lueur me réchauffe, sa présence m’apaise. Poser sa main sur elle est un instant de sérénité. Il est temps que je l’offre à la personne que j’aime le plus au monde.


Extrait de «  De la Côte turquoise à la Côte d'Azur »