Hommage à Berthe Morisot

qui séjourna à Nice.

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Cette nouvelle de Joselyne Mas, a été écrite en hommage à Berthe Morisot (1841-1895), peintre impressionniste français, épouse d’Eugène Manet, frère d’Edouard Manet. Celui-ci la prenait souvent comme modèle. Elle fit plusieurs séjours à Nice, en 1881 et en 1888, notamment à la Villa Ratti, entourée d’un grand parc, à Cimiez.


- Berthe Morisot peinte par Édouard Manet -1874 -  Musée des Beaux-Arts de Lille - photo Vassil -

Un parc, une maison, une âme.

 Dans un parc, de vieux oliviers aux branches noueuses, leurs racines énormes soulèvent la terre, pour s’enfoncer plus loin, à la recherche d’un peu d’eau. Leur feuillage argenté ondoie dans le vent. Des orangers chargés de fruits aux teintes éclatantes, au détour d’un chemin : un cerisier en fleurs. Un caroubier incliné par le vent, qui souffle en bourrasques, essaie de résister au temps. La pelouse est parsemée de petites marguerites.

Au bout d’une grande allée, une vieille maison, semble endormie. Charme envoûtant des vieilles demeures où l’on sent la présence des âmes qui y veillent. Tous les volets sont clos.  Sous la génoise de tuiles rouges, une guirlande de feuilles de lierre est dessinée. Ses teintes sont pâlies par le temps. Chacun des trois étages comporte cinq fenêtres, surmontées d’une coquille, ou d’une grappe de raisins, ou encore d’un médaillon. Sur les murs de couleur ocre-rose, courent glycine et bougainvillées. Au-dessus de la porte d’entrée sculptée, une grille de fer forgé arrondie, fait penser à la queue déployée d’un paon. Deux grosses vasques en marbre sur pied, placées de chaque côté de la porte, regorgent de fleurs retombantes, aux couleurs éclatantes. Un puits, un lavoir, un escalier rouillé, apportent une note de tristesse à ce jardin. 

L’air embaume le printemps. Dans le fouillis du jardin, quelques jonquilles essaient de se frayer un chemin vers le soleil. Sous un énorme cèdre au doux feuillage, plusieurs touffes de violettes dispensent leur subtil parfum, un peu suranné. Un figuier fatigué aux branches tordues semble être là depuis la nuit des temps. Un vieux rosier, négligé, sans soins depuis longtemps, envahi d’herbes folles, trouve encore la force de fleurir. De grosses roses pâles courbent leur tête vers le sol. Quoi de plus émouvant qu’un vieux rosier qui s’obstine à fleurir, à apporter de la beauté autour de lui ? Plus personne ne viendra s’enivrer du parfum de ses fleurs.

À l’intérieur de la maison, il fait sombre. L’âme de Berthe erre d’une pièce à l’autre.  Enfin, elle est revenue chez elle, à Nice, dans cette belle maison de l’Avenue Ratti. Elle a tant aimé ce lieu, cette maison et son jardin, la lumière particulière de ce pays. Berthe revient à la vie. Sa sombre chevelure luit dans la pénombre, sa grande robe de taffetas, balaie le sol. Le frottement du tissu sur le parquet émet un bruissement très doux. Soudain, le salon réapparaît  tel qu’il était autrefois. Sur la grande cheminée, deux beaux vases encadrent un miroir entouré de bois doré. Une chaise basse devant le clavecin, un guéridon recouvert de dentelle. Sur le divan s’entassent plusieurs coussins aux teintes vives, un châle est jeté sur un fauteuil. La lampe diffuse une lumière irréelle. Sur le piano, un gros bouquet de pivoines met une touche de fraîcheur dans cette pièce.

Le chevalet est là, Berthe sourit, ses grands yeux noirs étincellent. Enfin ! dit-elle avec un grand soupir. Sous ses pas, le parquet craque. Petit à petit, elle reprend possession de chaque pièce. La chambre de Julie, avec son petit lit romantique, un chapeau de paille semble jeté sur un coffre de bois, sa mandoline est appuyée contre le mur. Sa chambre, toute de soie vieux-rose tendue. Un parfum de violettes flotte. Le miroir lui renvoie son image, celle d’une belle jeune femme, le teint pâle ; ses lèvres ébauchent un sourire. Charme et mystère. Des boucles noires encadrent un petit visage, de longs pendants d’oreilles se balancent doucement. Sur sa gorge, un collier de perles fait ressortir son teint de pêche. Revenant près du chevalet, elle aperçoit sa palette, ses mille couleurs. Fébrilement, à petits pas, elle s’avance, se saisit d’un pinceau, s’approche de la toile et se met à peindre avec ivresse. Les couleurs jaillissent, les formes apparaissent. Berthe est heureuse, sa joie éclabousse son œuvre. Elle irradie, une auréole de lumière semble l’envelopper toute entière.

Sous son pinceau apparaissent un jardin, des orangers, des fruits éclatants. « La villa dans les orangers », qui domine la ville, et se dresse au dessus des orangers. Berthe sait rendre le contraste des tons de crépi rose avec le vert des arbres fruitiers et le bleu du ciel. « La cueillette des oranges » elle étudie les effets de la lumière à travers le feuillage, elle coupe l’espace en plans successifs, selon la luminosité, et les ombres introduisent des reflets violets.

Puis «  Jeune fille cueillant des oranges », elle voudrait rendre les oranges, telles que Botticelli les a peintes. Ses figures sont douces et graves. Elle a le même intérêt que Renoir pour les oranges et que Corot pour les oliviers. Elle peint aussi des aloès, éclos comme une immense rose. Une jeune niçoise « une petite sauvagesse brune avec de grands yeux noirs, un corsage bleu avec une rose » quelle délicatesse ! Quel éclat ! Ce pays est délicieux, dira-t-elle. Elle capte l’instant, le vent de la vie. D’un trait rapide et sûr, le parc prend forme. Elle sait rendre la rigueur d’harmonie, cet effet de plein air, ce jeu d’ombres et de lumières. Avec spontanéité, elle pose de petites touches de couleur. Les plantes, les arbres, les visages prennent vie.

Elle se souvient quand elle descendait sur le port ; la mer la fascine, ses reflets toujours changeants, le soleil qui miroite, le clapotis des vagues. En 1881, elle a peint « Le Bateau Blanc », émotion de l’instant, forme vague, lumière blanche, contraste des noirs et des blancs. « Le Port de Nice » : elle avait demandé à un pécheur de l’emmener au milieu des petits bateaux dans le port. Elle peint sans presque faire apparaître le ciel. Toute la clarté provient de la mer. Le voilier amarré est le sujet central. Le bâtiment rose du port donne de la profondeur au sujet. Au fond, mâts et voiles se mêlent. Cette toile a la fraîcheur et la spontanéité d’une aquarelle. « La Plage de Nice » : Julie jouant sur la plage, les deux personnages Julie et sa bonne sont de dos. Des chaise vides. Le contraste est considérable entre la grande clarté de l’atmosphère et l’étendue des ombres portées. Au fond la Jetée Promenade qui mène au Palais des Fêtes.

Quand elle allait au Château, qui domine Nice, elle se souvient de cette aquarelle : « La Montagne du Château », comme ce lieu lui avait plu ! Cette nature luxuriante, cette fixité dans le temps et cette lumière qu’il est si difficile de capter, ce ton que l’on ne trouve jamais. Elle porte en elle ce goût de la liberté, de l’éphémère. Elle aime se souvenir quand Mallarmé lui disait qu’il venait « se purifier la vue devant ses œuvres ». Elle sourit, attendrie.

 Dans ses toiles, tout est calme, sérénité « tout sourit et tout enchante », dira Roger Marx. Chez elle, les harmonies de couleurs sont plus douces, la lumière n’est jamais brutale : « c’est une clarté qui étincelle et qui frémit ». Soudain, au rez-de-chaussée, un bruit, une porte s’ouvre, des voix troublent le silence de cette maison. La lumière envahit l’espace. L’appel d’air s’engouffre dans l’escalier. Berthe tremble, «  Non ! Non ! Pas encore ! Laissez-moi encore un peu de temps ! » Sa silhouette se dilue, devient transparente et disparaît tout à coup.

L’agent immobilier ouvre toutes les fenêtres, des volets claquent, le bruit extérieur, les voix envahissent les pièces. Arrivant dans le salon : «  Tiens, ils ont oublié une toile ! » Sans un regard, il la prend et la retourne contre le mur, emmenant ses visiteurs dans les autres pièces. Sa voix résonne. Et dans un soupir l’âme de Berthe s’envole.       

Jocelyne Mas