Cannes : pour un petit centimètre de plus ou de moins...

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Ce petit conte de Jocelyne Mas nous rappelle qu’il faut prendre le temps de vivre, de regarder autour de soi, et de ne pas toujours nous écouter pour le moindre bobo de l’âme.

Aline et son amie discutent devant une tasse de café, sur le Quai Saint-Pierre, en plein soleil, face à la mer, tout près du grand marché couvert Forville. Il est presque midi et il y a un monde fou, il faut dire qu'il est très typique ce marché, c'est une débauche de couleurs et de senteurs. Au carré des producteurs, c'est à qui attirera le client, en lui proposant légumes du terroir, salade mesclun, fraichement cueillie ou bouquet de menthe odorante. Les derniers clients se pressent avant que les producteurs remballent leur marchandise.

Le ciel couvert depuis plusieurs jours est aujourd'hui d'un bleu limpide, la mer de l'autre côté de la rue est encore un peu houleuse mais le spectacle de la Baie de Cannes est toujours un enchantement. Aline adore ce quartier, elle connaît tout le monde. Le Suquet est comme son village. Laura, elle, les jambes étendues, la tête renversée, savoure cet instant de bonheur. Les ménagères s'empressent de regagner leurs logis, tandis que la place - maintenant envahie de promeneurs, flânant, des touristes, des Cannois, des Italiens - change de décor comme dans un théâtre, à chaque changement d'acte.

Tout un peuple coloré et bruyant. Les gens semblent heureux de profiter de cette belle journée ensoleillée. Aline tourne la cuillère dans son café, sans y penser, machinalement, elle semble absente, ses grosses lunettes noires cachent ses yeux, elle est silencieuse. Laura, au bout d'un moment explose : « Mais enfin ! Qu'est ce que tu as ? Tu ne dis pas un mot, toi si bavarde ! » « Allez ! Explique. »

Aline n'a pas le moral, elle s'est disputé avec son petit ami, elle est fatiguée. « C'est un égoïste, il ne pense qu'à lui, hier il a passé la journée à faire du surf avec ses copains pendant que je me gelais sur la plage à l'attendre. Et si je vais faire du shopping avec mes amies, alors il fait la tête ! » Son amie essaie de lui redonner du tonus, elle l'invite à une soirée. Non, Aline n'a pas envie d'y aller, de voir du monde. Alors Laura lui dit d'aller voir son médecin, peut-être pourra-t-il la tirer de sa léthargie.

Aline rentre chez elle, et finit son après-midi au lit à essayer de lire. Au matin, elle flâne, la matinée s'écoule tout doucement, elle déjeune d'un fruit et repart sur son divan. Bon, ça ne peut plus durer, il faut réagir ! Elle se décide à aller voir son médecin, qui va probablement lui prescrire quelques vitamines et ça ira mieux. Elle se lève de son canapé où elle paressait en feuilletant distraitement un magazine; cherche le numéro de son médecin et lui téléphone. C'est son médecin de famille, il la connaît depuis l'enfance. Très bien, elle a rendez-vous demain à 15 heures.

Le lendemain, elle arrive chez le Docteur Hugo, rue de Lérins et attend quelques minutes dans la salle d'attente nouvellement décorée. C'est très joli, ça lui plaît, elle a déjà meilleur moral. Les murs de couleur orangé appellent à la détente, des plantes vertes, de gros fauteuils confortables et quelques jolies toiles garnissent les murs. Le docteur la reçoit, lui pose quelques questions sur sa santé, lui prescrit un petit régime et une cure de vitamines, car, avec les fêtes de fin d'Année, sa balance s'est emballée. « D'ici quelques jours, ça devrait aller mieux mon petit ! »

Aline s'apprête à partir quand le docteur lui dit : « Attendez, je vais vous mesurer ». Aline, amusée, se plaque dos au mur et attend le verdict. Horreur ! Elle a perdu un centimètre. Elle n'est pas déjà pas bien grande et elle tient à ses centimètres. Donc, elle a perdu un centimètre. Elle redescend de chez son médecin, toute pensive. Aussitôt dans la rue, elle se retourne, refait le chemin qu'elle avait suivi pour venir chez son médecin, elle a cherché partout, elle ne l’a pas retrouvé.

Parlant toute seule dans sa tête, elle se pose un tas de questions : Où avais-je perdu ce centimètre ? Est-ce un centimètre appartenant à mon dos, à ma tête, à mes jambes, comment savoir ? Qui allait trouver ce petit centimètre m’appartenant ? Qu’allait-il en faire de mon centimètre ? Pourrait-il s’en servir pour se grandir un peu ? Après tout, ce centimètre était à moi, et il devra me le restituer.

L’idée de savoir qu’un petit centimètre de sa personne se promenait tout seul dans les rues l’affola. Il fallait le retrouver. Où pouvait-il bien être ? Affolé de se sentir tout seul, il a peut-être traversé et est allé se perdre dans la grande bleue ? Et il s'y est noyé ? Ou alors il a retrouvé le chemin de la maison et il m'attend patiemment installé sur le paillasson ? Peut-être était-il assis sur le rebord de mon balcon, regardant les passants dans la rue ? Ou encore dans ma baignoire, sagement installé sur une savonnette ? Ou encore dans ma cuisine, perché sur un buffet ? Ou encore dans le jardin, se balançant sur une feuille ?

Je devrais peut-être mettre une affiche sur les murs de la ville « Cherche centimètre appartenant à … ». Croyez-vous que ce soit une bonne idée ? Je devrais ajouter « récompense ». Cela inciterait la personne l’ayant trouvé à me le restituer. Et s’il se faisait écraser, mon pauvre petit centimètre ?

Aline attendit ainsi, cherchant toujours, plusieurs jours ; puis elle dû se faire une raison : son pauvre petit centimètre était perdu à jamais.

Jocelyne Mas

Extrait de « La vie en rose, la vie en rire »